mardi 27 août 2013

Là-bas si je suis





J’ai souvent vu, durant mon enfance saharienne, des gens se préparer au voyage. Après s’être prosternés, ils serraient dans une bourse de cuir une poignée de terre ou de sable prélevée sur le lieu de leur naissance et de celle de leurs aïeux. Cette bourse, fixée à la ceinture au plus près du corps, devenait aussitôt un talisman destiné à les accompagner dans leur périple, et leur donnait ainsi le sentiment d’être, partout où ils se trouvaient, reliés à la terre patrie. Ainsi l’espace concret dans lequel se déroule la longue cérémonie de la vie transcendait, en le chargeant d’humanité, celui du simple géographe. Dans la mesure où le temps était de nature cosmique, et l’espace sacré, l’être humain se trouvait profondément intégré au réel, en ce sens qu’il inscrivait dans le monde une réalité à sa mesure et à celle des nécessités imposées par l’existence.

Pierre Rabhi, Vers la sobriété heureuse, 2010






John Clang, Séries Be here now, 2012

Mettre les gens dans des cases




De la maternelle à l’université, ils vivent un enfermement. Le vocabulaire que nous employons au quotidien en est, sans que nous en ayons conscience représentatif : certains d’entre nous se rendent dans des casernes, pendant que d’autres travaillent dans de petites ou de grandes « boîtes ». Même pour nous divertir, nous allons « en boîte », et comment ? Dans nos « caisses », bien sûr ! Il y a même les « boites à vieux », avant que notre itinéraire ne s’achève, lui aussi, dans les boîtes ultimes, en un repos que rien ne peut plus troubler. Qu’ils en soient conscients ou non, tout est exigu dans la vie des citadins, à commencer par l’absence d’horizon. La télévision, avec ses images témoignant de la vastitude du monde, se charge de nous le faire un instant l’oublier … Cet univers quasi carcéral atteint son apothéose avec la prolifération des clés, serrures, codes d’entrée, caméras de surveillance, etc. Un tel climat de prévention, de suspicion ne peut évidemment produire que des toxines sociales exacerbant un sentiment d’insécurité, en créant de véritables barricades, intérieures et extérieures.

Pierre Rabhi, Vers la sobriété heureuse, 2010







Design studio S, 9h capsule hotel, Kyoto, 2009

Top of the lake, au bord de soi et du monde


Top of the lake est une mini-série de 7 épisodes de Jane Campion et Gerard Lee.
L’intrigue policière se déroule autour d’un lac de montagne, à Laketop, au sud de la Nouvelle Zélande. Une petite fille, Tui Mitcham, 12 ans, tombe enceinte. L'inspectrice Robin Griffin, revenue dans sa ville natale, enquête sur ce probable viol quand la fillette disparait.
Une succession d’autres personnages sont intégrés à l’intrigue : Matt Mitcham, le père de Tui, Johnno, l’ex-fiancé de Robin, l’étrange GJ, gourou du camp de femme qui vient de s’installer à « Paradise » au bord du lac, Al Parker, le chef de la police locale … L’ensemble de ces protagonistes, rattachés les uns avec les autres par des liens de voisinage, de parenté, des évènements passés, impliqués de près ou de loin dans l’enquête, évoluent en vase clos dans cette zone isolée où tout le monde se connait.

L’élément qui unit aussi chacun de ces personnages, c’est le lac, avec lequel chacun d’entre eux entretient une affection, se renvoie à un souvenir tragique ou réconfortant : le père de Robin s’y est noyé, Matt Mitcham y veille le corps enterré de sa mère, Tui s’immerge dans l’eau du lac au début de l’intrigue comme pour se laver du viol qui a sans doute été commis … Le lac est successivement un composant symbolique de l’intrigue, un refuge protecteur, une terre ancestrale, une abîme dangereuse. Comme une présence immuable et latente, il veille ou menace ses habitants, anime et articule le récit de chacun.

Il est aussi un espace matérialisé, un lien physique entre les personnages qui évoluent autour, dessus et à l’intérieur de lui, habitent sur ses bords, y pêchent, s’y déplacent en bateau, s’y lavent, s’y baignent, s’y noient.

Il apparaît donc de manière récurrente dans les séquences du film et sous des angles différents : en arrière-plan, en vue aérienne ou au premier plan.

Présenté en arrière-plan, il apparaît comme un repère qui resitue systématiquement l’intrigue.


Le lac apparaît parfois en vue aérienne ou en plan large, notamment lors des recherches menées en hélico pour trouver la fillette, ce type de séquence met à distance du lieu et de l’intrigue, les relativise, renforce la contingence du récit ou des personnages pour magnifier la beauté naturelle, la majesté, l’immuabilité du paysage. Le site apparait ainsi dans son intemporalité.


A l’inverse le lac peut être présenté au premier plan ou comme un élément principal de la scène, il devient alors un élément expressif à part entière de la narration qui rapproche le spectateur de l’intrigue, l’inscrit dans l’intimité, la complexité, l’épaisseur des personnages. Il apparaît avec différentes matérialités, différents visages qui interagissent avec le récit, l’accompagne ou le façonne : l’eau épaisse et noire, l’eau reflétant, l’eau agitée, l’eau clair et vive, l’eau trouble, l’eau-brume, l’eau-larme … Le lac témoigne d’un instant donné, d’un état de lui-même et des personnages.


Le lac est ainsi le point à partir duquel l’intrigue est zoomée ou mise à distance, renvoyant le récit particulier à une histoire plus universelle. Il apparaît successivement comme une réalité physique temporaire, fragile et expressive ou comme une immuable représentation du monde.

Texte de