samedi 19 avril 2014

Miroir, mon beau miroir, dis-moi que je suis



Corps incompréhensible, corps pénétrable et opaque, corps ouvert et fermé : corps utopique. Corps absolument visible, en un sens : je sais très bien ce que c’est qu’être regardé par quelqu’un d’autre de la tête au pied, je sais ce que c’est qu’être épié par derrière, surveillé par-dessus l’épaule, surpris quand je m’y attends, je sais ce qu’être nu ; pourtant ce même corps qui est visible, il est retiré, il est capté par une sorte d’invisibilité de laquelle jamais je ne peux le détacher. Ce crâne, ce derrière de mon crâne que je peux tâter, là, avec mes doigts, mais voir, jamais ; ce dos, que je sens appuyé contre la poussée du matelas sur le divan, quand je suis allongé, mais que je ne surprendrai que par la ruse d’un miroir ; et qu’est-ce que c’est que cette épaule, dont je connais avec précision les mouvements et les positions, mais que je ne saurai jamais voir sans me contourner affreusement. Le corps, fantôme qui n’apparaît qu’au mirage des miroirs, et encore, d’une façon fragmentaire.
(…)
Après tout, les enfants mettent longtemps à savoir qu’ils ont un corps. Pendant des mois, pendant plus d’une année, ils n’ont qu’un corps dispersé, des membres, des cavités, des orifices, et tout ceci ne s’organise, tout ceci ne prend littéralement corps que dans l’image du miroir (…). C’est ce cadavre, par conséquent, c’est le cadavre et c’est le miroir qui nous enseignent que nous avons un corps, que ce corps a une forme, que cette forme a un contour, que dans ce contour il y a une épaisseur, un poids ; bref, que le corps occupe un lieu. C’est le miroir et c’est le cadavre qui assignent un espace à l’expérience profondément et originairement utopique du corps ; c’est le miroir et c’est le cadavre qui font taire et apaisent et ferment sur une clôture – qui est maintenant pour nous scellée- cette grande rage utopique qui délabre et volatilise à chaque instant notre corps.
(…)
Je crois qu'entre les utopies et ces emplacements absolument autres, ces hétérotopies, il y aurait sans doute une sorte d'expérience mixte, mitoyenne, qui serait le miroir. Le miroir, après tout, c'est une utopie, puisque c'est un lieu sans lieu. Dans le miroir, je me vois là où je ne suis pas, dans un espace irréel qui s'ouvre virtuellement derrière la surface, je suis là-bas, là où je ne suis pas, une sorte d'ombre qui me donne à moi-même ma propre visibilité, qui me permet de me regarder là où je suis absent - utopie du miroir. Mais c'est également une hétérotopie, dans la mesure où le miroir existe réellement, et où il a, sur la place que j'occupe, une sorte d'effet en retour ; c'est à partir du miroir que je me découvre absent à la place où je suis puisque je me vois là-bas. À partir de ce regard qui en quelque sorte se porte sur moi, du fond de cet espace virtuel qui est de l'autre côté de la glace, je reviens vers moi et je recommence à porter mes yeux vers moi-même et à me reconstituer là où je suis; le miroir fonctionne comme une hétérotopie en ce sens qu'il rend cette place que j'occupe au moment où je me regarde dans la glace, à la fois absolument réelle, en liaison avec tout l'espace qui l'entoure, et absolument irréelle, puisqu'elle est obligée, pour être perçue, de passer par ce point virtuel qui est là-bas.

Michel Foucault, Les Hétérotopies, Le Corps Utopique, Ed. Lignes, 2009







Moa Karlberg, Watching you watch me, 2011

mercredi 26 mars 2014

Les possibles de l'espace post-apocalytptique

Ce qui fascine dans les scénarios post-apocalyptiques c’est la redécouverte du monde moderne, abandonné à son triste sort, il redevient un territoire des possibles, renouvelable, souple appropriable.

Que ce soit après une épidémie (dans la série Survivor), l’invasion des zombies (Walking Dead ou Dead Set), une catastrophe naturelle, ou nucléaire (The 100), le monde est vidé de sa population, de ses usagers, de ses codes.

Ce sont souvent les espaces emblématiques de la modernité qui sont choisis par les scénaristes et réalisateurs pour devenir les décors et supports de l’intrigue post-cataclysme : les lieux de consommations, de divertissement de masse, supermarché, parc d’attraction, bowling ; les lieux dédiés à la voiture, parkings, autoroutes ; les lieux de travail ; ou encore les hétérotopies modernes telles que la prison …














Le plus souvent les humains sont voués à la migration pour survivre, trouver à manger, un refuge, ou fuir.
Ils traversent ainsi ces territoires à priori codifiés mais qui après la catastrophe ont perdu leurs obligations, leurs vocations, leurs règles du jeu, libérant ainsi les pratiques de l’espace.

Jouer au foot sur l’autoroute, monter à cheval sur la voie ferrée, se servir gratuitement dans un supermarché, taguer les murs de la ville, habiter un immeuble de bureau, une prison, la maison de quelqu’un d’autre … sont autant de situations rendues possibles par le passage du cataclysme, balayant les conventions d’usages, les frontières et les propriétés.

L’humain retourne à son statut d’explorateur, mais d’un monde déjà parcouru, dont il redécouvre les potentialités et la malléabilité. Il redevient aussi conquérant, puisque dans beaucoup d’intrigue le jeu des territoires se remet vite en place.

Les images sont tirées de la série Walking Dead (saison 1), de Survivor (saison 1) et de Dead Set. 

Texte de

samedi 30 novembre 2013

Couvrir à en perdre haleine

J’ai découvert ces derniers jours à La Criée, centre d’art contemporain à Rennes, le film « Courir Niemeyer », de Jan Kopp, conçu dans le cadre du projet collectif « Suspended spaces ».
L’artiste est filmé, par le vidéaste Marcel Dinahet, courant sur le site de la foire internationale de Tripoli au Liban, conçu par l’architecte Oscar Niemeyer entre 1968 et 1974 et aujourd’hui inachevé à cause de la guerre.


L’artiste arpente ce site de long en large, en courant, au hasard des lignes de force que dessine l’architecture du site, rasant un muret, descendant un escalier, longeant la courbe de la coupole, bordant un terre-plein, puis changeant de trajectoire, de manière arbitraire.
L’objectif de cette course semble être d’encercler, de recouvrir le site, de marquer de la présence physique de l’artiste la plus grande portion de cette espace.
L’artiste ne s’arrête pas, ne contemple pas, ne découvre pas l’espace, il semble mû par l’urgence vaine et désespérée d’être là, en tous points du lieu.

Les artistes dits arpenteurs explorent diverses formes de déplacement et questionnent cette relation du corps à l’espace. Richard Long, par exemple, dans les années 60, photographie les traces de son passage dans des sites naturels (prairies, champs enneigés ...), il trace dans le paysage ce qu’on appelle plus communément des «chemins du désir».  Ces représentations proposent un rapport apaisé au monde, le paysage accueille de manière temporaire le corps de l’artiste qui laisse une marque réversible sur celui-ci. L’œuvre de Richard Long atteste d’une possibilité de relation avec le paysage, d’une accroche possible, d’un échange équilibré avec le monde.

Ce qui diffère dans le film « Courir Niemeyer », c’est que l’artiste court. Il court à en perdre haleine, jusqu’à l’épuisement. 
Courir c’est vouloir atteindre rapidement  un objectif, c’est éventuellement fuir, c’est consacrer une intense énergie au déplacement, la course ne vaut généralement pas pour elle-même, elle est le moyen d’atteindre un ailleurs.

Là, la course est vaine, pas de but à atteindre si ce n’est d’arpenter le lieu, de long en large. Cette course démontre l’impossibilité de point de contact, l’absence de prise sur le site.
Au-delà, de la portée politique du contexte présenté, c’est cette simplicité de l’acte de courir, cette insignifiance du corps par rapport à ce vaste espace et plus largement au monde qui rend le film poignant.



Texte de

mardi 27 août 2013

Là-bas si je suis





J’ai souvent vu, durant mon enfance saharienne, des gens se préparer au voyage. Après s’être prosternés, ils serraient dans une bourse de cuir une poignée de terre ou de sable prélevée sur le lieu de leur naissance et de celle de leurs aïeux. Cette bourse, fixée à la ceinture au plus près du corps, devenait aussitôt un talisman destiné à les accompagner dans leur périple, et leur donnait ainsi le sentiment d’être, partout où ils se trouvaient, reliés à la terre patrie. Ainsi l’espace concret dans lequel se déroule la longue cérémonie de la vie transcendait, en le chargeant d’humanité, celui du simple géographe. Dans la mesure où le temps était de nature cosmique, et l’espace sacré, l’être humain se trouvait profondément intégré au réel, en ce sens qu’il inscrivait dans le monde une réalité à sa mesure et à celle des nécessités imposées par l’existence.

Pierre Rabhi, Vers la sobriété heureuse, 2010






John Clang, Séries Be here now, 2012

Mettre les gens dans des cases




De la maternelle à l’université, ils vivent un enfermement. Le vocabulaire que nous employons au quotidien en est, sans que nous en ayons conscience représentatif : certains d’entre nous se rendent dans des casernes, pendant que d’autres travaillent dans de petites ou de grandes « boîtes ». Même pour nous divertir, nous allons « en boîte », et comment ? Dans nos « caisses », bien sûr ! Il y a même les « boites à vieux », avant que notre itinéraire ne s’achève, lui aussi, dans les boîtes ultimes, en un repos que rien ne peut plus troubler. Qu’ils en soient conscients ou non, tout est exigu dans la vie des citadins, à commencer par l’absence d’horizon. La télévision, avec ses images témoignant de la vastitude du monde, se charge de nous le faire un instant l’oublier … Cet univers quasi carcéral atteint son apothéose avec la prolifération des clés, serrures, codes d’entrée, caméras de surveillance, etc. Un tel climat de prévention, de suspicion ne peut évidemment produire que des toxines sociales exacerbant un sentiment d’insécurité, en créant de véritables barricades, intérieures et extérieures.

Pierre Rabhi, Vers la sobriété heureuse, 2010







Design studio S, 9h capsule hotel, Kyoto, 2009

Top of the lake, au bord de soi et du monde


Top of the lake est une mini-série de 7 épisodes de Jane Campion et Gerard Lee.
L’intrigue policière se déroule autour d’un lac de montagne, à Laketop, au sud de la Nouvelle Zélande. Une petite fille, Tui Mitcham, 12 ans, tombe enceinte. L'inspectrice Robin Griffin, revenue dans sa ville natale, enquête sur ce probable viol quand la fillette disparait.
Une succession d’autres personnages sont intégrés à l’intrigue : Matt Mitcham, le père de Tui, Johnno, l’ex-fiancé de Robin, l’étrange GJ, gourou du camp de femme qui vient de s’installer à « Paradise » au bord du lac, Al Parker, le chef de la police locale … L’ensemble de ces protagonistes, rattachés les uns avec les autres par des liens de voisinage, de parenté, des évènements passés, impliqués de près ou de loin dans l’enquête, évoluent en vase clos dans cette zone isolée où tout le monde se connait.

L’élément qui unit aussi chacun de ces personnages, c’est le lac, avec lequel chacun d’entre eux entretient une affection, se renvoie à un souvenir tragique ou réconfortant : le père de Robin s’y est noyé, Matt Mitcham y veille le corps enterré de sa mère, Tui s’immerge dans l’eau du lac au début de l’intrigue comme pour se laver du viol qui a sans doute été commis … Le lac est successivement un composant symbolique de l’intrigue, un refuge protecteur, une terre ancestrale, une abîme dangereuse. Comme une présence immuable et latente, il veille ou menace ses habitants, anime et articule le récit de chacun.

Il est aussi un espace matérialisé, un lien physique entre les personnages qui évoluent autour, dessus et à l’intérieur de lui, habitent sur ses bords, y pêchent, s’y déplacent en bateau, s’y lavent, s’y baignent, s’y noient.

Il apparaît donc de manière récurrente dans les séquences du film et sous des angles différents : en arrière-plan, en vue aérienne ou au premier plan.

Présenté en arrière-plan, il apparaît comme un repère qui resitue systématiquement l’intrigue.


Le lac apparaît parfois en vue aérienne ou en plan large, notamment lors des recherches menées en hélico pour trouver la fillette, ce type de séquence met à distance du lieu et de l’intrigue, les relativise, renforce la contingence du récit ou des personnages pour magnifier la beauté naturelle, la majesté, l’immuabilité du paysage. Le site apparait ainsi dans son intemporalité.


A l’inverse le lac peut être présenté au premier plan ou comme un élément principal de la scène, il devient alors un élément expressif à part entière de la narration qui rapproche le spectateur de l’intrigue, l’inscrit dans l’intimité, la complexité, l’épaisseur des personnages. Il apparaît avec différentes matérialités, différents visages qui interagissent avec le récit, l’accompagne ou le façonne : l’eau épaisse et noire, l’eau reflétant, l’eau agitée, l’eau clair et vive, l’eau trouble, l’eau-brume, l’eau-larme … Le lac témoigne d’un instant donné, d’un état de lui-même et des personnages.


Le lac est ainsi le point à partir duquel l’intrigue est zoomée ou mise à distance, renvoyant le récit particulier à une histoire plus universelle. Il apparaît successivement comme une réalité physique temporaire, fragile et expressive ou comme une immuable représentation du monde.

Texte de
















lundi 22 avril 2013

Des trous dans les godasses


Les godasses, elles trouvent jamais leur place en dehors du pied. Quand on se déchausse, on les range, on les planque, c’est pour ça qu’il existe des meubles à chaussures, ou on les relègue dans un coin, on les baratte sous un meuble, on les envoie en périphérie. Une chaussure au milieu d’une pièce, on se prend les pieds dedans.
Sans doute, parce que c’est l’objet qui nous raccroche au sol, à la terre, à notre pesanteur, à notre propre contrainte, outre les fétichistes, c’est un des objets les moins respecté de notre petit monde matériel.

Des pompes qui traînent ça fait toujours désordre. Sans doute parce que c’est le vêtement, quand il est hors de sa fonction, le plus informe qui soit : deux masses disgracieuses, cabossées, tannées, parfois crottées, des languettes, des lacets nonchalamment défaits, deux bouches béantes.
Ce volume ne s’accorde pas avec l’environnement orthonormé et tramé composé par l’espace de l’habitat : les murs, les coins, les meubles, les plinthes, les lattes de parquet, la trame d’un carrelage …

Dans ce décor, elles dévoilent leur creux, découpent deux formes noires, comme deux yeux qui nous regardent. Elles exposent leur profondeur indéterminée, insondable, comme si elles creusaient un trou dans l’espace de la pièce, l’élargissant de deux petits appendices. 






Texte et croquis de